C’est en lisant un article sur le cinéma que me sont venues ces réflexions…
Dans le réel (et nous le verrons pour la thérapie) en quoi l’image « mise en boite », et surtout la modification du support de l’image ces dernières années, entraine une modification du rapport à soi ?
Faisons un parallèle avec le cinéma pour comprendre l’hypothèse…
Comme le dit le cinéaste et essayiste Jean-Louis Comolli dans son ouvrage « Cinéma, numérique, survie : l’art du temps : « Pendant longtemps, le cinéma était fondé sur un principe très simple : le film était plus fort que le spectateur. Jusqu’à la fin des années 60, on ne pouvait ni le ralentir, ni l’accélérer, ni l’arrêter. Avec la vidéo s’est produit un renversement complet : le spectateur est devenu plus fort que le film. »
Aujourd’hui, que ce soit sur un écran de télévision, sur un ordinateur, sur une tablette ou un smartphone, le spectateur peut faire ce qu’il veut : Fragmenter un visionnage par exemple, ou multiplier un visionnage.
Dans les deux cas, le rapport au temps est modifié et il y a une prise de pouvoir sur le temps par le spectateur. Si l’on met cela en parallèle avec le cadre thérapeutique et le processus, cela pose question.
* Lorsque le spectateur fragmente un film, il fait entrer le temps ordinaire dans le temps du film.
C’est un peu comme un patient qui envoie à son thérapeute un sms (voire un mail) à n’importe quelle heure. Lorsqu’il fait cela, il fait entrer, pour le thérapeute qui reçoit le message, un temps thérapeutique dans un temps ordinaire, et pour lui qui l’envoie il fait entrer un temps thérapeutique dans son temps ordinaire. Sachant qu’avec un téléphone portable, le temps ordinaire est fragmenté des pulsions d’attention aux objets de la pensée qui peuvent émerger à n’importe quel moment, c’est inquiétant… car le « temps thérapeutique » s’insère alors au milieu d’une conversation de café, en famille, au travail, dans les transports … Il y a là (puisqu’il n’y a souvent plus d’isolement pour écrire, voire même téléphoner), effraction de l’ordinaire dans le symbolique de l’espace thérapeutique.
Par ailleurs, cette fragmentation qui fait un agir d’effraction, vient introduire du temps ordinaire dans le « temps de soi ». Car si le temps ordinaire est bien présent dans l’espace thérapeutique c’est pour introduire une périodicité et une durée de la rencontre avec soi. Le temps ordinaire est là au service du processus et non l’instrument d’une irruption du temps social dans le temps thérapeutique.
* Lorsqu’il repasse un film, le spectateur joue avec le temps ordinaire.
Cela peut être positif pour le spectateur de se repasser indéfiniment une même scène par exemple, par plaisir ou pour être certain d’avoir bien vu ou compris. Mais n’est-ce pas une manière pour le spectateur d’agir de telle manière qu’il fait entrer dans le champs ce qui est hors-champs?
Idem en thérapie : contacter son thérapeute à toute heure (par sms ou mail) et parfois plusieurs fois pour (re)confirmer un rendez-vous mal noté ou bien pour partager un évènement ou un sentiment n’est-ce pas faire entrer dans le cadre thérapeutique quelque chose de l’ordinaire ?
Or, ce hors-champs, nous le savons bien, c’est ce que nous appelons le symbolique. Et il est important qu’il n’y ai pas (ou très peu) effraction du réel dans l’univers symbolique du processus thérapeutique.
Autres parallèles entre le cinéma et le cabinet de psychothérapie :
* Un espace particulier…
La particularité du cinéma et de la salle obscure, c’est le noir dans la salle qui est essentiel pour « anéantir le monde connu au profit de celui du film » (L’important c’est l’écran de Michel Bezbakh- Télérama 3642). C’est cette obscurité qui facilite la possibilité de s’identifier… C’est bien au fond de cette salle obscure qu’un homme peut, par exemple, s’identifier à Ava Gardner, ou tomber amoureux de Robert Redford. C’est le dispositif cinématographique de la salle obscure qui permet cette liberté là.
Comme dans l’espace thérapeutique ! C’est un espace particulier où la présence du thérapeute au service du processus favorise l’émergence des projections, des représentations et des images du patients, donc de son monde symbolique. C’est grâce à cet espace particulier que se déploie l’inconscient du patient dont le thérapeute est à la fois « le spectateur » et « l’écran ».
* …Hors du « monde » …
Mais quel intérêt pour un spectateur de choisir de se contraindre à s’enfermer dans le noir pendant plusieurs heures ? C’est peut-être parce qu’il gagne en liberté au travers des identifications que lui offrent les personnages des films. Il gagne en liberté car il se coupe de l’ordinaire et de la fragmentation du temps pour s’enfermer dans un autre lieu, couper son portable, se priver de l’odorat, du toucher… Ainsi, on le voit bien, il quitte une liberté pour en gagner une autre. Dans la renonciation à bouger, en s’enfermant assis dans une salle obscure, le spectateur gagne en mobilité identificatoire, il s’ouvre à un autre monde.
De la même manière, la contrainte du cadre thérapeutique qui consiste à s’enfermer pendant une heure dans un cabinet, fait gagner en liberté, tant en liberté interne – dans ce regard, cette écoute intérieure qui se développe au fil des séances – qu’en «mobilité identificatoire» – au travers du transfert. Et donc en capacité transformationnelle. Le renoncement à la mobilité physique ouvre en quelque sort une mobilité psychique.
A cet endroit là, la contrainte est créatrice.
* …Où la personne est mise dans une situation inhabituelle.
Au cinéma, l’écran est grand ce qui rend le spectateur «petit». Ainsi, il se retrouve à une place d’enfant joueur et y retrouve cette liberté et capacité créative. Il en va de même dans l’espace thérapeutique, où le patient se trouve dans une relation par nature dissymétrique qui favorise le transfert et la régression et donc l’ouverture vers son enfant intérieur et son monde symbolique.
On le voit, il y a parfois beaucoup à gagner au choix de la « libre contrainte » – car la contrainte choisie peut être un chemin de liberté.
De même « Se faire un film », « se raconter des histoires », c’est jouer avec soi et c’est là que la transformation s’immisce…
Pour cette fin d’année je vous souhaite donc de vous faire une film, une toile, un cinoche… vivre vos rêves ou rêver votre vie !
Pour aller plus loin :
A lire :
Cinéma, numérique, survie : L’art du temps de Jean-Louis Comilli, ENS éditions, 2019 – http://catalogue-editions.ens-lyon.fr/fr/livre/?GCOI=29021100248540
Le livre de mes rêves de Fellini – Flammarion 2010 – « De 1960 aux années 1990, Fellini a transcrit et illustré ses rêves : scènes érotiques, de la vie quotidienne, relatives au cinéma, etc. Reproduction du manuscrit original des séquences illustrées par le cinéaste qui fut dans sa jeunesse dessinateur pour un hebdomadaire humoristique. » (Livres et cinéma) – https://www.livres-cinema.info/livre/1296/livre-de-mes-reves
A écouter :
Cinéma et médecine (4/5) : La folie dans tous ses états – France culture – Matière à penser – « Rencontre autour du film « Vol au-dessus d’un nid de coucou » (1976) pour aborder la question de la santé mentale et de sa prise en charge avec Jean-Pierre Olié, chef de service de psychiatrie à l’hôpital et professeur à l’Université Paris-Descartes, et Pierre Murat, journaliste et critique de cinéma. » (France Culture – https://www.franceculture.fr/emissions/matieres-a-penser/cinema-et-medecine-45-la-folie-dans-tous-ses-etats
Sur l’écran noir de mes nuits blanches – Chanson écrite et interprétée par Claude Nougaro – https://www.dailymotion.com/video/x4vrd9
A voir :
Culture pop et psy – Le trouble bipolaire : Mariah Carey et sa “Happiness therapy” – Le 18 janvier 2020 – Mk2 Beaubourg – Paris – Cycle de films-conférence présentés par le Dr Jean-Victor Blanc, psychiatre à l’hôpital Saint-Antoine (AP-HP), spécialiste des addictions de la génération millennials et des patients atteints de troubles bipolaires. – “Ce cycle de conférences propose, à partir de références à la culture pop, de donner des clés de compréhension sur les grands enjeux de la psychiatrie moderne. En convoquant Miloš Forman, Britney Spears et Amy Winehouse, le Dr Jean-Victor Blanc, psychiatre, propose un éclairage ludique et scientifique sur la santé mentale. Il fait le pari qu’en faisant mieux connaître les troubles psychiques, la discrimination des personnes atteintes pourra diminuer.” (MK2) – https://www.mk2.com/evenements/culture-pop-psychiatrie