De l’éloge de la paresse …
… à la vertu de la vacuité.
Kaléidoscope estival
« Je m’ennuie ! » qui n’a pas entendu cette phrase et répondu agacé : « Arrête de te plaindre, c’est bon de s’ennuyer !»
Les vacances arrivent et c’est la panique : Que faire ?!
Mais les vacances est-ce faire quelque chose ? Et pourquoi « faire » ?
En un temps pas si lointain, les vacances n’existaient pas telles que nous les connaissons depuis 1936. Sans faire un inventaire exhaustif regardons un peu en arrière pour éclairer notre lanterne avant la pause estivale :
Dans l’antiquité romaine, Sénèque (Éditions Mille et une nuits, 2015) faisait l’éloge de l’oisiveté.
A cette époque, les Romains privilégiaient les activités sociales et citoyennes, le travail était réservé aux esclaves qui avaient besoin de lui pour une nécessité vitale à la survie économique.
En revanche, les hommes libres, eux, étaient oisifs, ils étaient consacrés aux valeurs exclusivement humaines, où le travail et la consommation ne devaient être présents, c’est-à-dire : la vie publique, les sciences, les arts, les échanges humains, et tout ce qui était bon pour eux. « Le refus de l’activisme civique » était alors une valeur très importante pour parvenir au bonheur.
Sénèque en fait un éloge en définissant l’oisiveté comme un refus des activités matérielles, mais comme une indispensable activité de l’esprit essentiel au bonheur de l’humain. Le bonheur y est donc abordé, l’homme heureux n’est pas oisif au sens de la passivité et de l’ignorance, mais il est celui qui cultive son esprit, qui contemple la nature et le monde, pour en saisir une vérité qui l’éloignerait de l’asservissement et de l’ignorance. Sénèque prône la contemplation intellectuelle car la contemplation implique l’action. Le philosophe critique l’excès d’activité qui tue le bonheur. L’oisiveté est ainsi définit par Sénèque comme un état positif : « l’état d’une personne qui n’a pas d’activité laborieuse » (« laborieuse » se rapportant au « travail »).
C’est ainsi qu’en parle Paul Lafargue (Editions Mille et une nuit, 1997) dans « Le droit à la paresse » à la fin du 19ème siècle, époque où il combattit pour la réduction du temps de travail. Pour ce dernier chacun a le droit d’employer librement le temps plutôt que d’en être l’esclave. « En faisant croire aux ouvriers, à l’aide de l’Eglise, que la vie est travail, les capitalistes passent leur temps à voler celui des travailleurs ». Ces derniers ne devraient pas réclamer le droit au travail – c’est une erreur « masochiste » selon lui -, mais le droit à la paresse.
En 1932, Bertrand Russel écrivait dans « Eloge de l’oisiveté » (Editions Allia, 2002) :
« Sans une somme considérable de loisir à sa disposition, un homme n’a pas accès à la plupart des meilleures choses de la vie (…)
« La bonté est, de toutes les qualités morales, celle dont le monde a le plus besoin, or la bonté est le produit de l’aisance et de la sécurité, non d’une vie de galériens. Les méthodes de production modernes nous ont donné la possibilité de permettre à tous de vivre dans l’aisance et la sécurité. Nous avons choisi, à la place, le surmenage pour les uns et la misère pour les autres : en cela, nous sommes montrés bien bête, mais il n’y a pas de raison pour persévérer dans notre bêtise indéfiniment. »
Ainsi donc, l’oisiveté serait une voie d’accès à la bonté.
Prenant en compte l’ensemble de ces réflexions sociologiques et philisophiques, naquit en France en 1936 le droit aux congés payés ! Et nous voilà tous partis nous dorer la pilule sur les plages !
Mais cette notion de « vacances » relève des sociétés modernes occidentales.
En Orient, la notion de « vacuité » est un des fondements des philosophies et pratiques taoïstes et bouddhistes.
Selon le taoïsme, pour parvenir à l’harmonie ultime et universelle, il suffit de suivre le Tao, la Voie, pour arriver à la vacuité (le vide), ce qui confère à l’esprit une lucidité et une liberté extrême puisqu’elle est libérée de toute émotion, de toute prison matérielle.
Chez les bouddhistes, il est question de vacuité considérée sous l’angle phénoménologique : Les objets et phénomènes ne peuvent exister par eux-mêmes, ils sont liés par une chaîne de causes à effets. L’existence d’un phénomène est vue à partir de conditions interdépendantes. La vacuité est considérée comme une voie médiane – un entre-deux – et en tant que telle c’est une façon de ne pas être piégé, soit dans l’idée que les choses existent, soit dans celle que les choses n’existent pas. L’existence et la non-existence sont un dualisme qui est imprégné dans nos concepts et nos façons de penser et de parler. Mais qui sont tempérées par le concept bouddhiste de vacuité.
On voit ainsi que pour les taoïstes – de même que pour les bouddhistes -, la vie est un équilibre entre des contraires, tout élément, tout évènement naturel est contrebalancé par un élément ou une réaction égale et opposée. Cette équilibre peut devenir déséquilibre si un des facteurs prédomine durablement. La vacuité est une vertu !
Mais maintenant, après l’angle politique et social (activité / inactivité) et l’angle philosophique (vide créateur et voie médiane), je propose d’observer les vacances sous l’angle de la temporalité.
Les vacances c’est un temps séparé.
Il est intéressant de regarder une dimension essentielle que le judaïsme propose : La notion de séparation du temps.
En effet, la vie juive est continuellement constituée de temps différenciés : Le temps du quotidien et le temps dit « du sacré ». De même dans la manière de se nourrir où est introduite (ce que l’on retrouve dans de nombreuses autres traditions) une séparation au sein de l’alimentation (tri des aliments mangeables ou non).
La vertu de la « vacance » vient de cette séparation qui permet d’apprécier et de vivre un temps de manière différente. Un peu comme un temps « méditatif » qui n’est pas un temps d’inaction mais un temps d’action différemment vécu et perçu. Une attention particulière portée à autre chose. Un temps de mise en conscience. Un temps d’une nourriture matérielle et spirituelle autre que celle de la consommation quotidienne.
C’est ce temps séparé qui a une vertu.
Le contenu de ce temps est différencié du quotidien de la vie, des habitudes. Son rythme est différent. Actif ou inactif, il est ce temps où les sens retrouvent de la place, comme les émotions qui de nouveau ont le droit de citer. Car le temps de l’être n’est pas le temps du faire ou de l’avoir. C’est un temps à soi, pour soi, un temps au rythme du corps, du coeur et de la respiration.
Ce phénomène est observable en thérapie
Le temps séparé
L’espace thérapeutique est un espace séparé du reste du monde. Il se fait dans un temps bien définit (le temps déterminé de la séance et aussi le temps indéterminé du processus).
A l’intérieur de cet espace, le temps est différent. C’est le temps psychique, le temps du corps et des émotions. Le temps de la symbolisation et de l’incarnation. Un temps hors du temps social.
C’est un temps que le patient occupe comme il souhaite. Hors de ses contraintes habituelles.
Il y vient à la rencontre de lui-même. Souvent troublés par cela au départ, certains patients arrivent avec « des choses à dire », voire une liste… et se sentent désemparés lorsqu’ils prétendent ne « rien avoir à dire »…
Mais c’est aussi ce temps particulier qui permet l’émergence de ce vide créateur.
De l’espace du « vide » vers la vie
Vide du social, vide en soi, vide des contraintes intersubjectives ordinaires…
C’est faire de l’espace en soi, grâce à cet espace fait à soi.
C’est ce trouble créé par ce sentiment et cette sensation d’espace, de vide… cette vacuité du corps tout d’un coup qui laisse la place à la remise en mouvement de l’énergie vitale et à l’harmonisation Esprit/Emotion/Corps.
Et comme le dit Milan Kundera dans son roman « La lenteur » (Editions Gallimard, Folio, 1997) : « Il y a un lien secret entre la lenteur et la mémoire, entre la vitesse et l’oubli ». Il en tire une équation élémentaire : « Le degré de lenteur est directement proportionnel à l’intensité de la mémoire ; le degré de la vitesse est directement proportionnel à l’intensité de l’oubli ». Cet adage vaut pour les émotions notamment : Aller vite c’est mettre les émotions à distance. Ralentir c’est leur laisser la place de surgir, se laisser traverser, ressentir.
Ce n’est que dans cette « oisiveté » particulière qu’apporte le dispositif thérapeutique, et soutenu par l’accompagnement du psychopraticien, que la conscience émerge et qu’un processus dynamique se met en oeuvre.
L’espace de l’oisiveté créative
Montaigne avait raison lorsqu’il écrivait : « Ménageons le temps ; encore nous en reste-t-il beaucoup d’oisif et mal employé » !
L’absence d’activité, cette oisiveté « forcée » induite par le dispositif, laisse de la place. La place pour l’accès à soi, à son monde symbolique et surtout à la réflexivité, à une autre représentation du monde, de soi et de l’autre et à la créativité.
C’est parce qu’il y a cet espace particulier que le patient peut se mettre au contact de ses ressources internes et externes, qu’il peut sentir ce dont il a manqué et aurait eu besoin et imaginer d’autres possibles. Créer une nouvelle expérience de ce qui fut vécu, est vécu et reste à vivre.
Les vacances c’est créer un temps séparé. Un temps à habiter autrement. Un temps à être.
Que ce soit par action ou inaction, c’est un temps plein de paresse, d’ennui, d’oisivement, de vacuité… Et donc un temps du corps et du coeur. Un temps de retour vers soi, de partage et de créativité.
Bonnes vacances à tous !
Pour aller plus loin :
A écouter…
France Culture – Les chemins de la philosophie, Montaigne, « à sauts et à gambades » (3/4) : « De l’oisiveté » I, 8, https://www.franceculture.fr/emissions/les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance/montaigne-sauts-et-gambades-34-de-l-oisivete-i-8
A voir…
Une archive Ina d’Henri Salvador faisant l’éloge de la paresse, https://www.ina.fr/video/I07078245
A lire…
S’ennuyer, quel bonheur ! de Patrick Lemoine, Armand Colin, 2007
Eloge de l’oisiveté de Bertrand Russell (manuscrit entier – 25 pages), http://www.esprit68.org/infokiosque/elogedeloisivete.pdf